Disparues du jour au lendemain

Le TDOR approche et encore une fois je me sens… bizarre. Ni triste, ni en colère. Juste bizarre. Pleine de sentiments contradictoires. Parce que je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’événement. Parce que dans un contexte où il n’y a « que ça » je le trouve important quand même.

Mais aussi, et probablement surtout, parce qu’à la fois je n’ai perdu aucun ami proche de la transphobie mais que j’ai naturellement un sentiment d’appartenance et d’empathie extrêmement fort pour mes sœurs trans.

Mais je pense qu’une donnée importante est également qu’en tant que femme trans qui (comme beaucoup) s’est construite en ligne, faute de mieux, un bon nombre de trans que je connais sont à moitié des inconnus que je n’ai côtoyés que de loin, en passant, au détour de quelques interactions. Et pour beaucoup ces trans, en trois ans, ont disparu du jour au lendemain, sans laisser de trace dans ma vie. Surtout des femmes.

Certaines je me souviens de leur nom. Certaines j’ai un vague souvenir de qui elles étaient. Et d’autres, probablement la majorité… Je les ai complètement oubliées. Je sais qu’elles sont là, quelque part, dans ma mémoire. Qu’un avatar ou un screenshot me les rappellerait. Je sais qu’elles sont là, je les sens, mais je les ai oubliées. Et, avec moi, la plupart des gens qu’elles ont côtoyées en ligne. Elles ont disparu du jour au lendemain.

Est-ce que les ambiances de querelle constante les ont faites fuir ? Ou bien elles sont allées mieux, ont trouvé leur communauté hors ligne et n’ont plus besoin de nous. Peut-être qu’elles ont changé de compte, pour repartir à zéro et se refaire une vie en ligne, loin des dramas, des insultes, des guerres internes.

Mais je sais que beaucoup trop ont disparu parce qu’elles n’avaient plus de réseau de soutien, qu’elles ont subi un callout abusif, parfois même « justifié ». Mais quel a été le résultat pour elles ? La plupart d’entre nous ne le saurons jamais, mais on ne peut douter un seule instant du fait que, pour certaines, la conclusion de tout ça a été la mort. Mais tout ce qu’on peut dire c’est qu’elles ont disparu du jour au lendemain.

Je n’ai perdu personne d’important pour moi de la transphobie. Mais la transmisogynie a tué probablement beaucoup de femmes que j’ai connues, à qui j’ai parlé, avec qui j’ai rigolé. Mais la transmisogynie m’empêche également pour toujours d’en avoir le cœur net. Car c’est normal pour une femme trans d’avoir disparu du jour au lendemain. Et au-delà de moi, je sais qu’aux différents rassemblements pour le TDOR seront présentes de nombreuses personnes qui, comme moi, ne savent pas qui est morte et qui ne l’est pas, alors même qu’elles les auront tuées.

En les ostracisant, en faisant passer chacun de leurs écarts à ce qui est attendu de nous pour une faute passible de mort sociale, en leur refusant le pardon ou au moins la possibilité de continuer à vivre, ils les auront tuées. Et ils seront là pour le TDOR, en train de se laver les mains du sang de nos sœurs. Ils n’auront jamais de culpabilité, jamais de remord, ils ne repenseront jamais leurs pratiques et leurs comportements, car pour eux elles ont simplement disparu du jour au lendemain. D’internet, de leur vie. Et de leur mémoire.

La dernière raison pour laquelle je me sens bizarre à chaque TDOR, c’est que je sais que je ne pourrai pas avoir de la chance indéfiniment. Si je ne suis pas celle de mes proches qui disparaîtra la première, alors je finirai par connaître intimement des morts de la transphobie. Et surtout des mortes de la transmisogynie.

Un jour ce quelqu’un disparu du jour au lendemain ce sera une amie à moi, quelqu’un que je n’oublierai jamais, mais que tout le monde oubliera. Alors j’essaie de ne pas y penser, de garder espoir, d’être optimiste. Peut-être qu’on pourra toutes survivre à la fin, devenir vieilles et mourir d’une mort banale, une « mort de cis ». Mais les statistiques jouent contre moi. Et à chaque TDOR je pense au fait que c’est une nouvelle année qui nous rapproche de l’inévitable.

Je ne sais jamais comment me sentir à l’approche du TDOR. Je me sens juste bizarre. Coupable d’être aussi chanceuse. Inquiète que ça ne dure pas. Et angoissée d’un jour ne plus me sentir bizarre lors du TDOR. Juste triste. Triste à jamais, triste pour chaque TDOR qui suivra.

Parce qu’un jour l’une de nous aura disparu du jour au lendemain et ne reviendra jamais.


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